dimanche 31 décembre 2017

Photographie japonaise contemporaine Part I : le journal intime

Pire qu'un mauvais jeu de mots ? Un mauvais jeu de mots qui tombe à plat. Ainsi, ce post inaugure une série axée sur la photographie contemporaine nipponne ni mauvaise

Pardon. 

Fille avec un masque de renard (Hiromix pour Kenzo)
Kenzo - Hiromix endless day in Tokyo © Copyright : Hiromix
Le Japonais, que l'on reconnaît à l'appareil photo dont il s'harnache avec constance, a une relation des plus nourries avec la photographie, pas seulement dans le cliché qu'il suscite auprès des habitants de villes touristiques.
Cette première partie évoque la photographie comme journal intime. Ci-dessous le portrait-capsule de quatre artistes nippons documentant leurs états d'âme en images.  

Si vous passez par Tokyo, le TOP (Tokyo Photographic Art Museum) qui a rouvert ses portes le 3 septembre 2016 après deux ans de rénovation vous permettra de découvrir par bribes ce foisonnement artistique.



Yurie Nagashima : fuck you, I won't do what you tell me

autoportrait de Yurie Nagashima
expecting-expected, 2001, C-print
Soutenue par Nobuyoshi Araki (qui prend de jolies photos de bondage et de Bjork), Yurie Nagashima (長島 有里枝) se fait connaître à 20 ans, en 1993, lorsqu'elle reçoit le prix annuel Urbanart décerné par la Parco Gallery de Tokyo pour une série de portraits de famille représentant la photographe et les siens dénudés. 
Nagashima pratique la photographie de rue et la nature morte, mais c'est essentiellement par ses portraits et autoportraits évoquant famille, sexe et identité que l'artiste bouscule la censure nipponne et électrise le pays.

https://www.mahokubota.com/en/artists/yurie-nagashima/
autoportrait en noir et blanc de Yurie Nagashima avec son père
Self-portrait (father #13), 1993, Gelatin silver print

Hiromi Toshikawa - Hiromix : girls just wanna have karaoke

Trois filles au karaoke (Hiromix)
Kenzo - Hiromix endless day in Tokyo © Copyright : Hiromix


Plus connue sur le nom d'Hiromix, Hiromi Toshikawa (利川 裕美), née en 1976 à Tokyo, est devenue une icône pop après que Nobuyoshi Araki (encore lui) la désigne gagnante d'un concours de photo pour Seventeen Girl Days, livre photo de 36 pages évoquant la vie d'une lycéenne tokyoïte ; une vie qui tourne autour des chats, de ses ami.e.s et des selfies — à l'époque qualifiés d'autoportraits.

Portrait d'Hiromix
Hiromix
Depuis ses premières séries (deux décennies et des poussières avant Instagram), Hiromix utilise la photographie pour construire un journal intime à vocation publique, voire publicitaire (voir ci-dessous : série réalisée pour Kenzo). 

Portrait au Karaoke (Hiromix pour Kenzo)
Kenzo - Hiromix endless day in Tokyo © Copyright : Hiromix


Motoyuki Daifu : cracra coloré, chaos contrôlé

A table ! (Motoyuki Daifu)
©Motoyuki Daifu, project family, All Rights Reserved.
Lorsqu'il évoque sa démarche artistique, Motoyuki Daifu explique : "Ma mère dort toute la journée. Mon père s'occupe des tâches ménagères. Mon frère se bat. Il y a des poubelles un peu partout. Des diners à moitié mangés, des merdes de chat, des montagnes de vêtements : ceci est mon adorable quotidien, et un adorable Japon."

Né à Tokyo en 1985, Daifu refuse toute idée de minimalisme et de sobriété. Il documente sa vie de famille à Kanagawa (grande banlieue de Tokyo) en tâchant d'inclure dans le cadre un maximum d'objets de son environnement. Qu'il s'agisse de son family project ou de sa série still life (nature morte), les informations comme les couleurs sont en illimité.

https://motoyukidaifu.blogspot.fr/
http://www.misakoandrosen.jp/en/artists/motoyukidaifu/

Parents assoupis (Motoyuki Daifu)
©Motoyuki Daifu, project family, All Rights Reserved.
Nature morte de Motoyuki Daifu
©Motoyuki Daifu, still life (2012-2016), All Rights Reserved.

Takahiro Kaneyama : femmes, je vous aime

Trois femmes à un balcon d'hotel à Hakone (Takahiro Kaneyama)
Takahiro Kaneyama, My Family at a Hotel in Hakone, 2016 MIYAKO YOSHINAGA
Takahiro Kaneyama est né en 1971 à Tokyo et a été élevé par sa grand-mère, sa mère et ses deux tantes célibataires. Diagnostiquée schizophrène lorsqu'il était encore adolescent, sa mère serait devenue une toute autre personne du jour au lendemain.
S'il prenait rarement ses proches en photo, le décès de sa grand-mère l'année de ses 28 ans incite Kaneyama à photographier sa famille. Résidant désormais à New York, il documente chacun de ses retours sur l'archipel. Ses images parlent d'amour, de nostalgie et de la douleur du temps qui passe. 

Portrait de la mère de Takahiro Kaneyama dans une chambre d'hôtel

 
Portrait de la mère de Kaneyama à l'hôpital



http://www.tkaneyama.com/Home.html 
https://www.artsy.net/artist/takahiro-kaneyama
































 



















vendredi 22 décembre 2017

Culture en vrac // Japon : des choses qui donnent envie de venir, des choses qui donnent envie de rester

Cette sélection — partiale et partielle — de choses à voir, à lire, à écouter (parfois les trois) s'adresse aux amoureux et aux amoureuses d'un Japon un brin à la marge. Ayant passé l'âge du snobisme forcené, je garde les références grand public.

Par souci de lisibilité, j'ai essayé de sélectionner une création par auteur avant de réaliser l'absurdité de la démarche, notamment pour des gens comme Kyoshi Kurosawa ou Takeshi Kitano capables de toucher juste dans des univers sans lien évident.

Enfin (et dois-je le préciser ?), cette liste ébauche un projet sans fin. Toute suggestion est la bienvenue !


Sunny (サニー, Sanī) de Taiyō Matsumoto (manga en six tomes)


Taiyō Matsumoto, Illustration tirée de Sunny (tome 1) (Kana)

Trembler te va si bien (勝手にふるえてろ, Katte ni furuetero) de Risa Wataya (roman)
Ebichu (おるちゅばんエビちゅ, Oruchuban Ebichu) série animée de Hideaki Anno d'après le manga en 15 tomes (non traduits) de Risa Itō : du sexe, de la violence, un hamster.
Big Man Japan (大日本人, Dai Nipponjin) de et avec Hitoshi Matsumoto (mockumentaire), drôle, mélancolique et foutraque.
Big Man Japan - Bande annonce

Dolls de Takeshi Kitano (film)
Nobody knows (誰も知らない, Dare mo shiranai) et Tel père, tel fils (そして父になる, Soshite chichi ni naru) de Hirokazu Kore-eda (films)
Cutie and the boxer de Zachary Heinzerling (documentaire)
Shokuzai, celles qui voulaient oublier et Shokuzai, celles qui voulaient se souvenir (贖罪) et
Jellyfish / Bright Future (Akarui Mirai) de Kiyoshi Kurosawa (films)
Nisennenmondai (groupe)
Battle Royale I et II (バトル・ロワイアル, Batoru rowaiaru) de Kinji Fukasaku (films)
Love Exposure (愛のむきだし, Ai no mukidashi) de Sion Sono (film)
Dark Water de Hideo Nakata (film) 
Tokyo Idols de Kyoko Miyake (documentaire)
L'île Panorama (パノラマ島綺譚, Panorama Tōkitan) de Suehiro Maruo (Dessinateur) et Ranpo Edogawa (Scénario) (manga)
Japan: A Story Of Love And Hate de Sean McAllister (documentaire)
Shintaro Sakamoto (musicien)
Shintaro Sakamoto, From the Dead

Le goût de Tokyo (collectif, collection de textes sur Tokyo)
Jiro Dreams of Sushi de David Gelb (documentaire)
Shara (Sharasojyu) de Naomi Kawase (film)
Survive Style 5+ de Gen Sekiguchi (film)
Kitchen(キッチン) de Banana Yoshimito (roman)
Supermarket Woman (スーパーの女 Sūpā no onna) de Juzo Itami (film)
Aggretsuko  (アグレッシブ烈子, Aggressive Retsuko) série animée prochainement diffusée sur Netflix.
Ogre You Asshole (groupe) 
R100 ( あーるひゃく) de Hitoshi Matsumoto (film)
Kitaro le repoussant (ゲゲゲの鬼太郎, GeGeGe no Kitarō), série animée adaptée du manga de Shigeru Mizuki. C'est l'ancêtre de Yo-kai Watch en plus cool (Kitaro a un épi qui se dresse lorsqu'un esprit approche, il traîne avec une fille-chat et son père est un œil sur pattes). Classique jamais diffusé en France, Kitaro vaut pourtant deux Nicky Larson.
 
Les évaporés du Japon de Léna Mauger et Stéphane Remael (reportage)
Acid Mother Temple (groupe
La Ballade de l'impossible (ノルウェイの森, Norway no mori) et Le Passage de la nuit (アフターダーク, After dark) de Haruki Murakami (romans)
Les Japonais de Karyn Poupée (essai)
Le gourmet solitaire (孤独のグルメ, Kodoku no gurume) de Jirō Taniguchi et de Masayuki Kusumi (manga et série télévisée)
Buffalo Daughter (groupe)

 Buffalo Daughter, Great Five Lakes
 
Les bébés de la consigne automatique (コインロッカー・ベイビーズ, Koinrokkā Beibīzu) de Ryū Murakami (roman)
La piscine, les abeilles, la grossesse de Yoko Ogawa (nouvelles)
Seventeen de Ôé Kenzaburô (novella)
Le mauvais de Shūichi Yoshida (roman)
Ni d'Eve ni d'Adam d'Amélie Nothomb (roman)
Tokyo Sanpo de Florent Chavouet (témoignage illustré)
Un désir d‘humain: Les love doll au Japon d'Agnès Giard (essai)
Idols and Celebrity in Japanese Media Culture (ouvrage collectif dirigé par Patrick W. Galbraith and Jason G. Karlin, non traduit)
Tout Kazuo Umezu, mangaka actif entre le milieu des années 50 et les années 90. Son travail donne dans l'horreur sublimée et est publié en France chez Glénat et Le Lézard Noir. Pour la petite histoire, ce type est en permanence vêtu comme Charlie.
Kazuo Umezu, illustration tirée de La Maison aux insectes (Le Lézard Noir)
Kazuo Umezu, illustration tirée de La Maison aux insectes (Le Lézard Noir)



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dimanche 17 décembre 2017

Ebichu, Aggretsuko : si l'office lady m'était contée...

Le terme d’office lady (オフィス・レディー, souvent raccourci en O.L, オーエル) désigne l'employée de bureau japonaise qui n'envisage pas de faire carrière, contrairement à sa collègue ambitieuse, pour sa part étiquetée shokuin (職員, littéralement employé.e). Le titre d'O.L destine l'employée aux tâches subalternes, telles que l'accueil ou le secrétariat. Cruellement assimilée à une « fleur de bureau » (職場の花, shokuba no hana), elle serait une épouse de choix facile d'accès pour son collègue salaryman (サラリーマン) dont le sort n’est que relativement plus enviable (mais ceci est une autre histoire). Les clichés subsistent : la jeune et jolie office lady rêve au mariage qui la sortira de sa voie de garage. 
Aggretsuko (Sanrio)
 
Le terme d’office lady serait né à l’approche des jeux olympiques de Tokyo de 1964 alors que certaines voix s’élevaient pour offrir un nouveau titre à la business girl (ビジネス・ガール) dont les initiales en anglais, identiques à celles de bar girl, auraient prêté à confusion.

En France, on l’a rencontrée dans le Journal érotique d’une secrétaire de Masaru Konuma et dans le plus grand public Stupeur et Tremblements, récit de la dégringolade d’Amélie Nothomb au sein d’une catégorie supposément sans hiérarchie. Aujourd’hui encore on la repère à son conformisme d’apparence : trench beige, tailleur gris, queue de cheval et escarpins de trois centimètres sans fantaisie.

Parce qu’elles constituent une portion conséquente de la classe moyenne et que sa jeunesse et ses charmes prêtent aux fantasmes, l’office lady reste un élément clé de la fiction nipponne. Tout n’est pas traduit, bien sûr, et peu de ces fictions sont réellement iconoclastes (je regrette l’absence de traduction des dessins de black9arrows), mais une poignée passe la barrière de la langue pour nous donner un aperçu d’une société où le polissage constant laisse malgré tout entrevoir les failles. Que ce soit derrière un hamster ou sous les traits d’un panda roux, l’O.L sort de l’ornière. Rébellion animalière (puisque tout est plus kawaii avec des animaux), Ebichu et Aggressive Retsuko alias Aggretsuko dressent un portrait rafraîchissant d’un éternel personnage secondaire.

Ebichu, la perversion innocente

Ebichu (version déformée d'Ebisu) est un le hamster à tout faire de l’office lady, désignée en tant que Gochujin-chama, maîtresse (le suffixe sama, également déformé, marque le respect du rongeur pour sa maîtresse). D’une innocence à toute épreuve (d’ailleurs marquée par sa prononciation enfantine de certaines syllabes) et d’une loyauté sans faille, Ebichu alterne entre tâches ménagères et descriptions explicites de l’intimité de la « célibataire de 25 ans au très joli corps » qui partage sa vie.
 
Très loin de la légendaire élégance japonaise, Gochujin-chama fume, boit, jure et martyrise son animal de compagnie. Le pire de ses crimes, selon Ebichu, n’est pas de lire des livres sur la compatibilité romantique entre groupes sanguins (l’équivalent nippon de nos horoscopes), mais de s’être amourachée de Kaishounashi (la loque inutile) qui la trompe sans vergogne et souffre d’une addiction aux jeux d’argent.



Ebichu <3 camembert
Ebichu aime le camembert.
Ebichu nous montre le string rose trop petit qui se cache sous le trench beige de l'office lady, elle nous raconte la classe moyenne dans ce qu’elle a de moins conforme aux valeurs traditionnelles nipponnes.

Aggretsuko, la face cachée du kawaii



Aggretsuko est une franchise Sanrio. Fallait-il un jour que le personnage d’Hello Kitty grandisse, intègre le monde du travail et exprime ses frustrations face au job sans perspectives ni reconnaissance qu'elle aurait fini par trouver ? Peut-être. Toutefois, l’hypothèse aurait laissé plus d’un fan sur le carreau. De cette prise de conscience est né le panda roux anthropomorphique Aggressive Retuko AKA Aggretsuko. 

Assistante administrative dans une grande entreprise tokyoïte, Retsuko évolue parmi des collègues intrusifs  qui persistent à lui montrer leurs photos de famille et des supérieurs qui se déchargent constamment sur elle. Retsuko ne trouve d’exutoires satisfaisants que dans les sessions de karaoké death metal à l'occasion desquelles, devenue une version démoniaque d'elle-même, elle crache sa frustration.  

Aggretsuko incarne les deux faces du honne/tatemae, cette distinction fondamentale entre les sentiments propres de l'individu, d'une part, et le masque de neutralité qu'il se doit de maintenir en toutes circonstances afin d'assurer l'équilibre de la société d'autre part. D'une patience infinie sur son lieu de travail, la demoiselle panda tombe le masque à la nuit tombée.



Panda roux content/ Panda roux pas content
Tatemae vs Honne  (Aggrestuko, Sanrio)

Bien sûr les portraits plus consensuels foisonnent. De fait, on ne peut que se réjouir lorsque, au travers de cette éternelle subordonnée supposément par choix et d'un petit animal mignon, nous parvient la dénonciation d'un monde de l’entreprise archaïque et d'une société dont la sophistication des codes ne parvient pas à dissimuler le mal-être.


Ebichu est un manga en 15 tomes (non traduits) de Risa Itō décliné en une série animée de 24 épisodes (version traduite disponible en ligne). 
Aggretsuko est une franchise Sanrio dont la version animée devrait être disponible au printemps 2018 sur Netflix.