mercredi 15 avril 2015

Rhapsodie toxique pour poupées de son : splendeurs et misères du karaoké



Avant de m’expatrier, l'idée du karaoké ne m’était passée qu’une fois en tête. Sans que mes souvenirs soient très nets mais sans risquer de me tromper, je peux dire que j'étais alcoolisée. Il est probable que malgré la brume dans laquelle nous nous trouvions, mes comparses aient tenu le même raisonnement et que nos conclusions concordaient : aucun d'entre nous n'était disposé à chanter L’Aziza devant un parterre d’artistes contrariés dont rien ne garantissait la bienveillance. Une justesse toute relative compensée par une soif de partage au motif que quand la musique est bonne, ce serait nul de la garder pour soi. Problème : en sus d’un intérêt modéré pour la variété française, je chante faux. C'est la vie qui veut ça, et je n’ai jamais cherché à arranger les choses.

A Tokyo, c’est différent. Incontournable, l’activité est institutionnalisée. On paye à la demi-heure, à l’heure ou à la nuit pour prendre possession d’une pièce privative de deux ou trois m2 que l'on remplit d'une poignée d'amis. Les Japonais poussent parfois la fantaisie à aller chanter en couple ou en tribu, une dizaine de membres, tous âges confondus, pizza et ambiance Macumba des familles (tout est sous contrôle : sur le duo David Guetta/Akon, il est question d’une sexy fitch). Inutile de vous dire combien, en comparaison, nos repas dominicaux font de la peine.

La sélection musicale se construit en fonction de l'inspiration des présents, avec quelques incontournables (Bohemian Rhapsody, Life on Mars et Toxic), A titre personnel, depuis le jour où j'en ai eu marre d'être trop fébrile puis trop saoule pour me souvenir de ce que j’ai envie de chanter, le bloc-notes de mon téléphone comporte une liste pense-bête. J’autorise néanmoins mes comparses à ajouter leurs titres et j’évite de passer les miens dans l’ordre où je les ai notés (insoumission, quand tu nous tiens !).

Les premières fois sont difficiles. Lorsqu’après deux heures foutraques à essayer en vain de chanter Spaceman de Babylon Zoo, il faut débourser l’équivalent du cinquième de ses revenus hebdomadaires parce qu’on a mal compris le prix des boissons, on quitte l'endroit partagé entre l’excitation et l’envie de pleurer. Mais on revient, plus attentif à la tarification, et soucieux de trouver des chansons chantables.

Ainsi, pour 3 000 yens, il est possible de passer une nuit entière avec boissons et crème glacée à volonté. Alors on boit, on danse, on fume et on crie pendant une dizaine d'heures. Et l’exercice se révèle l’occasion de prises de consciences précieuses. La plus pénible est de découvrir que l’on ne connaît que le refrain de Brass In Pocket des Pretenders, confirmant que l’on n’a pas grand-chose en commun avec Scarlett Johansson. Pas même une perruque rose. Parce qu’une perruque payée une vingtaine d’euros et portée trois minutes — après ça démange et c’est désagréable — ça reste une mauvaise idée. Scarlett Johansson, elle s’en fout et c’est ce qui en fait un être exceptionnel. La même soirée attestera probablement de votre méconnaissance des paroles de Joe le Tax i— d’ailleurs incompréhensibles — l’occasion de remercier en silence vos parents pour cette faille. Entre chien et loup et à la frontière du coma éthylique, se révèlera enfin la part d’ombre de ceux qui vous filment chantant à tue-tête The Perfect Drug de Nine Inch Nails. Vidéo que, plusieurs mois plus tard, vous n’avez toujours eu pas la force de regarder.
 
A priori, l’expérience se veut le summum de la convivialité. C’est du moins ce que j’ai pensé jusqu’à ce qu’alors que nous prenions un verre, Megumi me lance : « Agathe, tu peux pas faire ça, tu peux pas voler les chansons des autres ! ». Regard interrogatif (yeux écarquillés et inexpressifs, sourcils relevés) lancé à l’assemblée et notamment au Français et à l'Américain également présents.

« — Mais euh... j'ai pas volé les chansons des autres...
— Si, tout le temps. Tu peux pas faire ça ! »

Indifférents au drame en train de se jouer, nos deux camarades laissèrent la conversation dériver sans que j'ai eu le temps de comprendre pour quoi j’étais jugée. Et puis quelques jours en arrière, j'ai compris. Pendant le cours de japonais, Noda-sensei évoqua l’hypothèse d’un convive ayant l'audace de chanter sur la chanson sélectionnée par un autre. Frustration et injustice. Dame da yo ! (Pas bien !!)

Pourtant les devantures affichent les images de groupes d'amis, dents très blanches, communiant autour d’un micro. Et maintenant je réalise : cette blondeur éclatante défiant les filtres sépia, tous des gaijin. Du coup, certaines choses s'éclairent : pourquoi à chaque fois que mes amis et moi avons demandé des micros supplémentaires, ils nous ont été refusés. Attendu que sur Barbie Girl d'Aqua, une grosse voix doit marmonner Come on Barbie, let's go party! — on ne peut pas se tromper, le texte passe en deux couleurs —, le groupe reçoit deux micros, quel que soit le nombre de convives.

Entre gaijin, sélectionner une chanson sur laquelle on chante seul, c'est une faute de goût. D’une part, il n’y aura personne pour couvrir votre voix qui déraille et écouter la version karaoké d'un titre qu'on ne connait pas, c'est comme regarder les photos de vacances des autres : dispensable. 


Reste la joie de chanter Call Me Maybe avec l'ami dont vous admiriez jusque-là la culture musicale sans faute.

Ou la joie de chanter Call Me Maybe avec n'importe qui.

Mais parce qu'à la gueule de bois s'ajoute l’incapacité à l’exprimer autrement que par croassements douloureux, les lendemains sont moins flamboyants. On le sait et pourtant on recommence. The Show Must Go On.

Bonus, si vous aviez accès à mon bloc-notes, vous trouveriez : A-Ha Take On Me, Carly Rae Jespen Call Me Maybe, Soft Cell Tainted Love, Kim Wilde Kids in America, France Gall Poupée De Cire, Poupée De Son, Dead or Alive You Spin Me Round, Frank Sinatra Sway, Nirvana Heart-Shaped Box, Billy Joel Uptwon Girl, Britney Spears Toxic, The Offspring Self Esteem, Johnny Cash Ring Of Fire, Kylie Minogue In My Arms, INXS I Need You Tonight, The Smiths How Soon Is Now, The Spice Girls Wannabe, Blondie Call Me,  Justin Timberlake What Comes Around Goes Around, Ace of Base All That She Wants, David Bowie Life On Mars, Blur Boys And Girls, David Guetta Sexy Bitch, Harry Belafonte Jump In The Line, Aqua Barbie Girl, Crazy Town Butterfly, Tom Jones What’s New Pussy Cat, Joy Division Love Will Tear Us Apart, Nickelback How You Remind Me, Queen Bohemian Rhapsody, Pixies Debaser, Lana Del Rey Video Games, Depeche mode Your Own Personal Jesus, The Smiths There Is A Light That Never Goes Out, Goo Goo Dolls Iris, New Order Blue Monday; Garbage Only Happy When It Rains, Blondie One Way or Another, Gala Freed from Desire, etc.

mardi 10 février 2015

Un an à Tokyo : état des lieux

 
Isu to baketsu zenzen chigau zenzen chigau, zenzen chigau (椅子とバケツ全然違う全然違う)


Un an que je suis arrivée, et l'une des seules choses que je peux affirmer c'est qu'une chaise et un seau, c'est complètement différent, complètement différent. C'est l'enseignement que j'ai tiré des longues heures de visionnage de la chaîne éducative de NHK.

Mon visa proche de sa date d'expiration, j'ai contacté une dizaine d'écoles de français et échangé avec trois d'entre elles. Aucune ne prévoyant de sponsoriser des employés, on m'a dispensée d'entretien. Après un rendez-vous tragique au pôle emploi, quelques échanges avec des chasseurs de têtes et une visite au service d'aide à l'emploi de la CCI France-Japon, j'abandonne dans l'immédiat l'idée de trouver une entreprise qui me sponsorise. Ironie du sort, le domaine qui recrute les non-japonophones, c'est... le recrutement. Et les avis concordent : des conditions de travail pénibles induisent un turnover massif. Le recrutement, c'est le Macdo du diplômé. Mettez-moi dans un open space 12 heures par jour avec impératif de faire du chiffre et, à Tokyo comme ailleurs, la dépression ne se fera pas attendre. 

Mon bonheur reposant en grande partie sur la liberté que m'octroie mon style de vie, il est préférable de renoncer à un Graal douteux. Je me laisse trois mois avec un visa touristique pour finaliser mes projets de rédaction en envisageant l'étape suivante. Peut-être faudra-t-il payer une fortune afin d'obtenir un visa étudiant (l'année d'étude me reviendrait entre 5 000 et 6 000 euros), peut-être faudra-t-il passer à autre chose. 

Ferme ton sac, tu n'es pas au Japon ici !

Revenir en France à l'occasion des fêtes m'a amenée à remarquer certaines différences avec plus d'acuité. Résumant  les différences irréconciliables entre nos deux civilisations en un paragraphe, je dirais : en France, les gens traversent au rouge, détendus, et ils soufflent quand tu ne vas pas assez vite. Ils téléphonent dans le métro, et moi qui étais une habituée de la manœuvre, j'ai fini par considérer que c'était un gros manque de savoir-vivre. Certains mendient et les relous n'ont pas besoin d'être souls pour venir te parler. Les employés des magasins, quand ils n'ont pas envie de travailler, font la gueule. Ils n'auront pas ce sourire figé de rigueur ici comme en Australie où les caissières vous appellent Love et vous demandent comment-ça-va-aujourd'hui. Difficile de dire ce qui est pire. Le Nippon adore faire la queue de longues heures, ça le rassure sur la qualité de ce pour quoi il attend. Du coup, omatase shimashita, on est remercié d'avoir attendu, même quand on n'a pas attendu. Les vendeurs se baisseront pour ramasser un morceau de papier de la taille d'un confetti à l'extérieur de leur magasin. Les pansements sur les yeux, c'est sexy. Et une fois dans le métro, j'ai vu un jeune homme utiliser un ustensile cousin de la pique apéritif afin d'enfoncer sa paupière derrière le globe oculaire et ainsi agrandir son regard. Aussi éphémère que potentiellement dangereux. Plus mignon, en hiver, on croise des écoliers coiffés d'un bob, jambes nues. Enfin, les individus qui ne prennent pas la peine de se moucher et m'imposent de suivre le mouvement des glaires dans leur trachée me donnent des envies de meurtre.

Ma maîtrise de la langue est loin d'être satisfaisante. L'apprentissage des kanjis restent un défi majeur mais avec la poignée que je connais, et à défaut d'être capable de déterminer ce qu'une chose est, je peux dire ce qu'une chose n'est pas. Cette capacité me permet d'éviter de prendre n'importe quelle poudre pour une boisson soluble : ceci n'est pas du thé, c'est... autre chose. Tant que l'on ne se sent pas en danger, c'est drôle — et reposant — de ne comprendre que des bribes d'un langage. Au jour le jour, je n'utilise qu'une poignée d'adjectifs. Dans l'ordre : bien, délicieux, amusant, intéressant, joyeux/heureux. Il m'arrive plus rarement d'employer triste, histoire de montrer que je suis capable d'une large palette d'émotions. Quand je crois comprendre une question, je l'ai souvent comprise de travers. Du coup, j'ai peur de parler à la caissière du supermarché parce que depuis le temps, je devrais être en mesure de lui parler de la pluie du beau temps et de la France parce que j'ai cru comprendre qu'elle aimait bien. A défaut, je vais à une caisse où je sais que l'échange se limitera au minimum, c'est à dire à demander des baguettes jetables s'ils oublient de me les donner. 

Pas mariée, pas d'amis japonais, j'ai toute cette année servie d'exemple à Noda-sensei comme l'étrangère qui a raté sa sociabilisation. Sur les cinq femmes à suivre les cours de Taitō-Ku, deux ont suivi un mari expatrié, deux ont épousé un autochtone et il y a moi, la touriste pas vraiment fichue de se lier. Le fait est que même s'ils tiennent plus de la rhétorique que du réel agacement, mes c'est nul ! intempestifs ont fini par amuser certains locaux. Parce que AHAHAH, je suis la Française qui dit qu'elle n'est pas contente quand elle n'est pas contente. J'ai donc fini entourée de quelques personnes qui ont le bon goût de me supporter. Et alors que je n'ai aucune certitude quant à mon futur, c'est aussi agréable que frustrant. 

Maintenant se pose la question fatidique : Should I stay or should I go?

Je vois deux raisons de rester : je commence à peine à pouvoir utiliser mes rudiments linguistiques et en restant, je limiterais mon empreinte écologique (mise à mal par une année d'usage de baguettes jetables).

Ensuite, quitter le pays aujourd'hui me laisserait beaucoup de questions. Entre la nourriture et les 100 yens shops, si tout est si peu cher et d'aussi bonne qualité, où est le piège se demandait une de mes élèves. Si j'ai résolu le mystère du nombre impressionnant de téléphones à clapet encore en circulation (ici, ils sont appelés garakei, téléphones des Galapagos, mutants parce qu'offrant des fonctionnalités exclusives), certains mystères subsistent : Pourquoi les coquilles d’œufs sont-elles si blanches ? D'où vient la capacité des nippons à s'endormir dans les transports en commun (oui, les sièges chauffants de la Yamanote sont soporifiques) parfois sur l'épaule du voisin, parfois debout et, la plupart du temps, parvenir à se réveiller à la bonne station ? Pourquoi y a-t-il toujours un espace entre deux bâtiments ? Pourquoi tant de personnes souffrent de rachitisme ? Pourquoi seuls les adultes portent des masques chirurgicaux en hiver ? Pourquoi n'ai-je pas le droit d'utiliser mon portable dans le kaitensushi de Ueno ?


J'aurais aimé discuter avec des joueurs de pachinko, des otaku et les sans-abris d'Asakusa. J'aurais dû parler de l'homosexualité, des Burakumin et enquêter plus longuement sur le statut de la femme. J'aurais aussi aimé parler de sujets plus légers, comme l'existence d'une mascotte pour chaque institution. Je trouvais infantile ce bruit de clochette entendu sur le sillage de la moitié de la population, tous âges et sexes confondus. Depuis peu, moi aussi je fais un bruit de clochette en me déplaçant parce que Natsumi m'a offert une figurine de la mascotte de la préfecture de Gunma dont elle est originaire. Les mascottes, c'est un signe mignon du fait que ce pays déconne un peu. J'aurais aimé parler du camion Vanilla décoré de petites madames avec des dollars dans les yeux. Vanilla-AH-AH, Vanilla-AH-AH circule le week-end entre Shibuya et Shinjuku et chante une ritournelle très courte et entraînante invitant les femmes à se faire escort d'appoint pour arrondir leurs fins de mois.

J'ai aussi des raisons de partir. La première : devoir me battre pour un visa, la difficulté ne m'a jamais excitée. La seconde est qu'il n'y a aucune garantie que je trouve un emploi à l'issue d'une année d'étude intensive de la langue. Fuite en avant annoncée. Il peut être courageux de partir mais en ce qui me concerne, le courage, ce serait de rentrer en France. J'aimerais juste profiter du fait que personne ne dépend de moi et que, moi-même, je ne dépends de personne. Je continue à réfléchir à ce sur quoi je suis prête à céder : l'argent, le job insatisfaisant, chronophage et propice à la dépression, le mariage blanc ou gris — s'il peut s'agir d'une option sérieuse, mon éducation et mon pragmatisme faiblard m'empêchent de l'envisager plus de quelques secondes.

Maintenant quand j'entends du Nirvana, je me dis que je me ferais bien un karaoké et à défaut de m'apporter des réponses, j'y vois la preuve que tout est à sa place.


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lundi 2 février 2015

Préparation au désastre.

Parce que nous autres gaijin n'avons pas eu la chance d'être initiés dès l'enfance aux comportements à adopter en cas de catastrophe plus ou moins naturelle, aujourd'hui, c'est disaster drill : préparation au désastre.

Le problème c'est que quand le sol a tremblé, à de nombreuses reprises ces onze derniers mois, je n'ai jamais craint pour ma sécurité. Tout au plus, les mouvements de ma maison m'ont bercée. Parce que ça peut être doux la terre qui tremble.

Est-ce que j'ai peur ? Bien sûr que j'ai peur. Mais mes angoisses sont déconnectées de ce que j'ai vécu jusque-là. Comme une adolescente attend the one, moi j'attends le big one qui, dans mon esprit, combinerait la puissance d'une bombe atomique au fait que le sol se déroberait sous mes pieds, rien de moins. En prévision, je conserve précieusement le casque de sécurité Japan Airlines que j'ai oublié de rendre à la fin d'un tournage. Parce que dans ce scénario apocalyptique, il serait dommage que je me fasse une bosse. Finissant de manquer de logique, je n'ai pas préparé de sac d'urgence comme il est recommandé de le faire. Je n'ai d'ailleurs qu'une vague idée de ce qu'il devrait contenir. Au vu de mes connaissances, ces ateliers désastre n'ont donc rien de superflu.

Afin de mêler le fun à la catastrophe, le prospectus que l'on m'avait distribué annonçait plein d'activités épatantes dont une simulation de tremblement de terre et un pique-nique à base de portions de survie. 

J'arrive cinq minutes en avance et comme je suis mauvaise en math, je dirais que nous sommes une centaine. J'apprendrai plus tard que le consul français, passé dire bonjour, s'est réjoui des bons chiffres : nous serions 75 participants, 45 si l'on exclut le personnel diplomatique et sur ces 45 personnes, 30 FrançaisTous les âges, pas mal de quinquagénaires et de sexagénaires, jusqu'à l'enfant en bas âge (il en fallait un). L'image est belle, d'ailleurs un journaliste prend des photos.

9h00, nous entrons dans le gymnase sous une litanie de gosaimasu mécaniques. Un gilet vert fluo irisé rappelant la grande époque de la Tecktonik nous explique qu'ils débuteront à 9h15. Je ne sais qui a choisi ces gilets mais clin d'œil culturel audacieux mis à part, c'est une mauvaise idée. 

Alors que nous patientons, un type s'énerve s'exclamant en français qu'il y a deux queues. Tout le monde le comprend, ça l'encourage. Il décide d'entreprendre la fille devant lui. Elle vient de Bordeaux alors c'est super parce que lui il travaille à l'ambassade de je-ne-sais-plus-quel-pays et il est là pour cinq ans... mais il a de la famille à Bordeaux et il adore y aller et boire du vin. Et puis c'est bien de venir ce matin surtout qu'ici, hein, il y a des risques. Comme la file du personnel d'ambassade avance, il se met en mouvement déclamant lyrique et en français toujours : Oui, oui, nous sommes des ambassadeurs !

On nous distribue un dossard de couleur indiquant notre pays d'origine et les langues que nous parlons. Mon dossard est bleu, je suis donc française. Je m'appelle Agathe, je parle français et anglais, j'appartiens au groupe C. Je commence à discuter avec la fille de Bordeaux qui a eu vent de cette journée grâce à son mari qui travaille à l'ambassade. Son dossard m'indique qu'elle s'appelle Alice et qu'elle est française et francophone, elle appartient au groupe B. 

Des rangées de sièges séparées les unes des autres permettent à chacun de rejoindre son groupe, nous nous installons. On nous distribue le programme ainsi que l'information relative à une application permettant d'être informés en cas de tremblement de terre. Mon programme est divisé en cinq parties : Culture to deal with disasters, telephone drill, traditional culture, outdoor disaster drill, indoor disaster drill.

10h00, la journée débute par le discours d'un personne que je suis contrainte de ranger dans la catégorie illustres inconnusC'est important pour le Japon de pouvoir réagir en cas de catastrophe, alors c'est bien de s'y préparer. Traduction laborieuse, ambiance molle, flash des photographes. On applaudit. 

Que la fête commence !

10h23, atelier 1: il est question d'une seconde application permettant de s'informer en cas de secousse sismique. La présentation est faite en japonais. Dans l'assistance, une personne demande une traduction. Mouvement de panique côté organisation, l'intervenante se tait quelques minutes puis reprend, toujours sans traduction. Finalement, un traducteur arrive. Et ça tombe bien parce que c'est l'heure du premier jeu.

Se préparer au désastre partie I : les images cartonnées.
Cinq volontaires sont réunis autour d'une table sur laquelle sont posées des images cartonnées, le premier qui s'empare de la carte correspondant à l'hiragana annoncé a gagné. Dubitative, l'assemblée semble hésiter à participer. Un type lance, goguenard : Faut y aller, hein, y'a que ça à faire de la matinée J'ai beau savoir que c'est une plaisanterie, je suis prise d'un rire nerveux. A côté de moi, des participants regrettent de s'être déplacés. 

10h43, en chemin vers le prochain atelier, je croise Alice qui m'explique que celui auquel elle vient d'assister, le troisième sur mon programme, ne sert à rien. J'aimerais ne pas la croire mais je viens d'assister à une compétition pour des images cartonnées. 

10h50, atelier numéro 2 : on nous présente une troisième application permettant de se tenir informé de l'activité sismique. Sauf que cette fois nous sommes dans une salle différente et que la documentation disponible ne l'est plus qu'en japonais et en chinois. Deux d'entre nous doivent simuler un appel téléphonique post-séisme. Nous attendons. Une fois qu'ils ont fini, nous continuons d'attendre. A 11h, un des animateurs prend la parole : en cas de problème, il faut appeler le 119. Je  tiens ma première information utile de la matinée.

11h10, pendant que les membres de mon groupe se font photographier en tenues traditionnelles devant une maison en carton, à l'autre bout du gymnase, un pompier s'accroche un parapluie à la jambe avec deux cravates. Son collègue entoure son avant-bras de film micro-onde.  

Une maison en carton et des tenues traditionnelles : se préparer au désastre partie II.

11h28, sur une table trône le fameux nécessaire d'urgence à avoir à sa disposition en cas de catastrophe. Impossible de faire contenir tout ça dans un sac. On nous invite à toucher puis on prend une photo de groupe sur laquelle je ne figure malheureusement pas. Oh, et enfin on nous distribue un manuel d'information.

11h40, entraînement d'extérieur. Miss Agathe, come on! Alors que l'on nous apprend à utiliser un extincteur, un interprète se fait un devoir de me répéter dans un anglais approximatif ce qui vient d'être déjà dit dans un anglais approximatif. Et parce qu'il a reconnu en moi la grande cinéphile, il me demande si j'ai déjà vu Bakudraft. Hélas non mais grâce à Wikipédia, je découvre le synopsis de ce potentiel chef d'œuvre sorti en 1991 :

Brian et Steven McCaffrey sont les fils d'un officier des sapeurs-pompiers de Chicago mort en héros dans un incendie. Tandis que Steven a brillamment suivi les traces de son père, Brian, pour sa part, s'est détaché de ce milieu. Il tente néanmoins un retour vers la profession mais Steven, dubitatif quant aux motivations de son frère, va le mettre rudement à l'épreuve.

Le camion qui tremble. Maintenant, je suis prête pour le désastre.
11h58, c'est enfin l'heure de tester le simulateur de secousse sismique installé dans un petit camion. Je suis venue pour ça et alors que j'ai passé la matinée à me rendre invisible, je suis la première à me porter volontaire, suivie de trois types. Sur le papier, l'exercice est d'une simplicité déconcertante : il faut se mettre à quatre pattes sous la table et protéger sa tête. Le fait est qu'avec trois types massifs, il n'y a plus de place pour moi. J'apprends par la même occasion qu'à une magnitude de 7, il est possible de tomber en étant déjà à quatre pattes et que quelques secondes peuvent avoir un goût d'éternité.

Alors que je quitte le camion un grand sourire crispé sur le visage, la caméra me demande mes impressions. Dire que je ne ressens pas grand-chose serait un peu trop français alors je dis que c'était intéressant. La vérité, c'est que je n'ai aucune idée de ce que je ressens mais que je suis vraisemblablement perturbée.

12h21, la tête est plus importante que les pieds. Le jour où vous serez amenés à transporter une personne sur un tapis, vous me remercierez. Nous apprenons maintenant à faire une attelle avec une boîte de pizza et des cravates. Je me rends compte que je suis la seule à ne pas participer. Je m'en veux un peu mais là, j'ai juste hâte que ce soit terminé.

12h46, alors que nous regardons une impressionnante série de photos prises lors du séisme de 1995 de Kobe, il faut regagner nos places. L'heure, c'est l'heure : nous avons un questionnaire de satisfaction à remplir. Est-ce que je compte assister à l'évènement l'année prochaine ? Probablement pas.

Si à défaut d'avoir partagé un pique-nique de survie, j'ai été témoin d'échanges de cartes de visite et que j'ai pu rire avec Alice de notre incapacité à nous intégrer, je quitte le gymnase sceptique. Je retiens que si je suis dans un ascenseur, il faudra appuyer sur tous les boutons pour l'arrêter et en sortir et que des sous-vêtements en papier devraient rendre mon expérience de l'abri antisismique plus agréable.

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !