dimanche 31 août 2014

Lis l’ambiance et tais-toi.

Comme je suis encore embarrassée d'idées reçues dont je ne sais pas quoi faire, j’ai jusque-là cantonné mes réflexions à des sujets futiles pour lesquels les erreurs d'analyse sont sans conséquence : les toilettes et les love hotels.

Alors que j'écris ces lignes, je ne prétendrais pas être intégré à la société japonaise. Il est probable que je ne le serai jamais. Et puis, encore faut-il que je détermine ce qui, à mes yeux, scellerait mon intégration : être en mesure de tenir une conversation en japonais ? Être invitée chez des Japonais ? Recevoir tous les mois des fiches de paye japonaises ?.. Allier les trois pourrait être un bon début et nous n'y sommes pas encore.

Parce qu'aller vers les gens me coûte, j'ai eu tendance à reporter la tâche sine die. J'ai donné priorité à l'administratif puis à la procrastination et il a fallu attendre plusieurs mois pour que je décide de sortir de ma coquille. Saisie de l'intuition que ce n'est pas en prenant des clichés exotico-kawaii pour mon Tumblr que je vais comprendre le Pays du Soleil Levant, j'ai entamé mon travail de socialisation.

Ici, la communication non-verbale est essentielle. Avant même d'avoir accès à la langue, il faut se familiariser avec ses codes et en premier lieu, la gestuelle : hochement de tête, courbure du torse plus ou moins prononcée, signe OK, etc.

J’ai encore du mal avec certains mouvements que je juge infantilisants : avant-bras en croix pour indiquer la négative ou l’interdiction — et souvent assorti d'un « dame! » que je traduirais volontiers par un « pas bien ! » —  ; le doigt pointé en l’air pour indiquer un élément auquel il faut prêter attention ou encore les vibrants bruits de succion supposés confirmer que l'on apprécie ce que l'on mange. Non, je ne m'y fais pas.

Par contre, de la même façon que je suis surprise des modulations de ma voix quand je parle japonais, il m'arrive d'emprunter certaines attitudes à mes élèves. On peut donc parfois me voir l'air pensif, la tête légèrement inclinée sur le côté, l'index sur le menton et les yeux en l'air pour indiquer à mon interlocuteur que je suis en train de réfléchir. Bientôt, je compterai en posant les doigts de ma main gauche dans la paume de ma main droite.

Il faut en parallèle se familiariser avec les aizuchi, ces interjections qui font que votre interlocuteur acquiesce à un rythme régulier pendant que vous exposez votre point de vue. Il peut ne pas être d'accord, il vous montre juste qu'il vous écoute et qu'il comprend votre raisonnement. Dans le cas d'une conversation en anglais, par contre, ses interjections peuvent seulement signifier qu'il est attentif à votre flot de paroles... mais il peut tout aussi bien ne pas avoir compris un traître mot de ce que vous venez de dire — le Japonais et le Français ont en commun d'être fâchés avec les langues étrangères.

De mon côté, je m'entraîne à ponctuer mes phrases de la manière la plus juste :

Oishii, ne ? → C'est délicieux, hein ?

Oishii, yo ! → Putaing, c'est trop bon !

Pendant plusieurs mois, je me suis entourée — volontairement ou non — d'expatriés. J'ai donc commencé à traîner avec Megumi, une de mes collègues du café de langue. Mais voir Megumi c'est un peu tricher, parce que plutôt que de suivre le parcours traditionnel qui aurait fait d'elle une office lady accomplie, elle a voyagé. Elle a vécu en Écosse et en Italie. Son anglais est parfait. Elle m'explique qu'elle se sent très différente de ses amies de lycée qui, selon elle, ne discutent que de sujets futiles. 

Francesc, un ami barcelonais envoyé à Tokyo par son entreprise et inquiet à l'idée de ne pas pouvoir y trouver la femme de sa vie, évoquait, lui, une certaine immaturité de la gent féminine nippone. Ce n'est qu'en creusant avec les uns et les autres qu'est apparu le point suivant : ici, il est très mal vu de contredire son interlocuteur. Parler de la pluie, du beau temps et des vêtements que l'on envisage d'acheter permet de limiter les risques de dérapage.

Hiroki, 28 ans, me raconte qu'enfant, un de ses professeurs qui le trouvait un peu trop impertinent l'a gentiment pris entre quatre yeux pour lui expliquer qu'aller dans le sens de son interlocuteur est une vertu. Natsumi, une de mes élèves, résume la situation en utilisant cette image populaire au Japon : sur une ligne de piquets, si l'un dépasse, il faudra taper dessus pour qu'il s'aligne avec les autres (ou, selon le proverbe : le clou qui dépasse appelle le coup de marteau.)

Dans sa quarantaine bien entamée, une cliente du café de langue pour lequel je travaille expliquait un jour à ma table, qu'outre l'intérêt de pratiquer son anglais, fréquenter ce type d'endroits lui permet d'exprimer ses opinions plus librement qu'elle ne pourrait le faire avec ses propres ami(e)s.

Chez nous, échanger bruyamment sur des sujets polémiques sera considéré comme la saine manifestation d'un bel esprit, voire d'une franche amitié entre contradicteurs. Ayant vécu quelques mois à Strasbourg, Miki, une infirmière trentenaire, m'expliquait qu'au milieu d'un groupe de Français, elle ne parvenait jamais à s'exprimer. Le fait de tenter d'imposer son avis la met mal à l'aise alors que nous autres Français, n'hésitons pas à disserter en long, en large et en travers sur nos sentiments et points de vue — pertinents ou non.

Miki voyait dans cette différence deux conceptions antagonistes de la société. La première mettant en avant l'individu, la seconde privilégiant l'harmonie au sein du groupe. Cette dernière — s'oppose à et — prime sur l'opinion individuelle. Préservation de l'équilibre, retenue et souci permanent de ne pas heurter les sentiments d'autrui, voilà la Sainte Trinité de la communication à la japonaise. Même si entre amis proches, les échanges peuvent être un peu moins policés et que les choses tendent doucement à évoluer parmi les jeunes générations.

La marge de manœuvre qui s'ouvre alors repose sur la dernière compétence à maîtriser : kuukiwoyomu1, la capacité à lire l'atmosphère ; autrement dit, l'aptitude à comprendre les non-dits. Le sujet de la communication est complexe et plusieurs décennies ne seraient pas de trop pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Dans le doute donc, abstiens-toi et acquiesce. 

1くうきをよみ ou 空気を読む

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dimanche 24 août 2014

Tokyo, M+6 : état des lieux (Partie II)

Une des choses fascinantes au Japon, c'est cette sensation que le pays n'a pas besoin de nous, les gaijins. Peut-être est-ce dû à l'usage continuel d'un anglais et d'un français approximatifs qui semble dire que si ces langages sont parfaits sur leurs devantures et sacs à main, leur usage correct reste, lui, du domaine de l'accessoire. Dans le pourtant très touristique Golden Gai à à Shinjuku, je suis tombée sur un bar qui annonçait en anglais : étrangers, vous êtes les bienvenus si vous parlez japonais.

Partie en mars avec un budget vacances, j'ai changé mon fusil d'épaule lorsque j'ai décidé de ne pas prendre mon vol retour. Pour me compliquer la tâche, j'ai considéré que pour vérifier que j'avais bien ma place ici, je devrais être en mesure de ne vivre que de mes rentrées d'argent à venir.

Pendant plusieurs mois, j'ai donc dû surveiller mes dépenses à la centaine de yens près, me conduisant à faire des repas dont le prix tournait autour d'un euro. Je n'ai jamais eu une âme de cuisinière et je me suis retrouvée à préparer des bols de soba agrémentés de sésame, d'algues, de wasabi et/ou de nattō. Des ingrédients locaux qui ne sont pas forcément censés se marier amenant les autochtones à ouvrir de grands yeux à l'évocation de mes expérimentations culinaires (originales mais lassantes). J'ai perdu du poids (un peu trop vite). Sans doute, ressemblais-je aux serveurs de ces restos bobo-bio dont les traits émaciés et le teint cireux contrastent avec les aliments multicolores dans les assiettes de la clientèle. Depuis, ça va mieux, j'ai réintroduit les calories inutiles dans mon alimentation.

Précaire à Tokyo : 6 mois d'agenda

Après avoir tiré le diable par la queue pendant les premiers mois, mon emploi du temps continue à se remplir. Je travaille quasiment tous les jours et je commence à pouvoir sortir sans trop m’inquiéter de mon budget. Pour ce qui est des restaurants, la qualité est la règle. A partir de là, différents degrés de finesse peuvent être atteints. Les prix varient du simple au quintuple pour une différence de qualité que je ne suis, par chance, pas vraiment en mesure d'apprécier. Je vis donc correctement avec des revenus mensuels tournant autour de 900€ (desquels je déduis 500€ de loyer pour les 9,7m2 de ma cellule en gaijin house).

Mais je triche : mon forfait téléphonique est encore prélevé sur mon compte français et les cadeaux que j'ai pu faire pendant la période ont été payés avec ce même argent — je n'allais pas pousser le vice à choisir entre Mario Kart 8 et me nourrir pendant deux semaines. De toute façon, la carte obtenue par défaut à l'ouverture d'un compte à la banque postale japonaise ne permet que les retraits.

Payer ses soba (et son loyer)

A côté de mes activités de figuration (à propos desquelles je me suis répandue ici, ici et ici), j'ai cherché à faire ce que je sais faire : donner des cours de langue. Depuis mars, j'ai rencontré 30 personnes souhaitant étudier le français et/ou l'anglais et je continue à voir la moitié d'entre eux.

Généralement, au Japon, le premier cours particulier est gratuit. Même si je trouve l'idée discutable, je me suis un moment pliée à la règle... jusqu'à ma rencontre avec Kentarou, un trentenaire qui souhaitait pratiquer son anglais. Problème : après m'avoir expliqué ne s'intéresser ni à la grammaire ni à la culture, il a passé l'heure à se frotter l'entre-jambe avec plus ou moins de discrétion. Depuis cette longue, très longue heure, mon cours d'essai est passé à 1500¥ et je n'ai, pour le moment, plus eu de mauvaises surprises.

Les débuts ont été difficiles. Comme la plupart des sites de mise en relation professeurs/élèves demandent énormément d'informations étranges, il était difficile d'identifier où le bât blessait. Était-ce le fait que je sois verseau ? Mon 1m50 ? Ma couleur préférée ? Mes 30 ans ? Mon groupe sanguin ? Mes hobbies ? Mon film préféré ?

Je me suis posée beaucoup de questions mais progressivement la situation s'est améliorée sans avoir eu besoin de prétendre avoir 25 ans et adorer Frozen. Je donne un peu plus d'une dizaine de cours par semaine et, comble du bonheur, mes élèves m'écrivent des messages poétiques et m'offrent des trucs à boire et à manger.

... Mais si ça ne se finit pas dans le scintillement d'un œil, à quoi bon ?

A côté des cours, il y a aussi l'animation de conversations dans un "café de langue" (il s'agit en fait d'une salle avec tables rondes, chaises et deux variétés de thé à disposition des clients). A raison de trois heures et demi par session, je suis amenée à exercer mon broken English avec des inconnus sur des sujets divers et, cédons au jeu de mots discutable (mais quel jeu de mots ne l'est pas ?), avariés.

L'exercice est pénible même s'il m'arrive parfois de passer un bon moment, voire d'entendre des histoires improbables. Ainsi l'un d'eux, Roppongi King, nous a expliqué s’être fait jeter par sa copine pour cause d'incompatibilité de groupe sanguin. Le fait d'appartenir au groupe B le rendrait par ailleurs plus susceptible de voir des fantômes. Gamin, celui de son père leur a rendu visite, à son frère et à lui. Ils ont eu très peur mais après avoir apporté une obole au temple, ils ne l’ont plus jamais revu. All is well that ends well.

Parce que c'est une île

J'ai longtemps pensé que, plein de son insularité, le Japon était le lieu où les clichés se vérifiaient immanquablement. Pourtant, même si le pays est riche en contrastes (mais quel pays ne l'est pas ?), je commence à entrapercevoir les nuances. J'observe des petites incivilités — presque rassurantes — et je vois des Japonais bien plus ouverts sur le monde que je ne le serai jamais. Cette dernière affirmation me coûte d'autant moins que je ne saurais me placer en modèle d'ouverture.

Ma compréhension de la société n'en est qu'à ses balbutiements. Je commence néanmoins à penser à mon avenir et aux options qui s’offrent à moi. Si ma précarité est acceptable pour le moment, il n'est pas raisonnable d'en faire un mode de vie sur le long terme.

Le fait est que je ne sais plus vraiment ce que je pourrais faire à Paris et que j’ai peur de ne plus arriver à y être heureuse. Paradoxalement, l'hypothèse crédible que je finisse par m'installer ici et que je doive renoncer aux choses qui commencent à me manquer (les dimanches à Villiers-sur-Marne, mes proches, l'atmosphère parisienne et mon abonnement UGC Illimité) provoque en moi une angoisse à peine perceptible. Mais je sais qu'il serait déplacé de me plaindre et qu'à l'heure actuelle, je suis là où je veux être. Même si, oui, c'est une île et qu'elle est un peu loin.

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Tokyo, M+3 : état des lieux 
Tokyo, M+6 : état des lieux (Partie I)

mercredi 20 août 2014

Tokyo, M+6 : état des lieux (Partie I)

Parapluies perdus : 2 (Lieu et circonstances non clairement identifiés) 
Parapluie gagné : 1 (Lieu : Gotanda1, circonstances : sous une pluie battante, j'attendais l'accalmie sous le store d'un magasin ; une dame s'est approchée, m'a tendu le sien et est repartie héler un taxi.)

Ces six mois sont-ils passés vite ? Oui et non. La période a été suffisamment riche pour que j'ai l'impression d'avoir quitté Paris plusieurs années en arrière. Et sans chercher à verser dans le romantisme, je me réjouis au quotidien de pouvoir vivre cette expérience.

J'aime le fait de me sentir en sécurité, n'importe où et à n'importe quelle heure. En tant que femme, ce sentiment est d'autant plus appréciable et précieux — même si on s'habitue vite à ce genre de « luxes ». J'aime aussi avoir l’œil attiré par un truc non identifié dans une boîte mignonne à la caisse du supermarché, me demander à quoi ça sert et réaliser que « ah bah, ça sert à rien... ».

Appelle-moi Lune de Pacotille

Il y a d'abord eu l’exhalation de découvrir une langue dans laquelle je n'avais pas d'autre repère que celui de savoir que « tomate » se dit « tomato ». Un peu moins réjouissant, j'ai réalisé que mon niveau d'anglais n'était pas aussi amazing que ce que j'imaginais. Par chance, je n'étais pas à une remise en question près.

J'ai passé plusieurs semaines à m'astreindre tous les matins à regarder les programmes pour enfants en me disant que bientôt, je les comprendrai. Les mois ont passé et, mis à part quelques chorégraphies d'une utilité relative en société, je n'en n'ai pas tiré grand-chose.

NHK Eテル, 8h37 un beau jour de mars 2014
J'ai été prise dans les débats pédagogiques de ceux qui considèrent qu'il est plus simple de débuter son apprentissage directement en kana (hiragana et katakana, les phonèmes japonais) plutôt qu'en rōmaji (l'alphabet latin) et de ceux qui t'expliquent que plutôt que d'écrire en kana, il est préférable d'utiliser directement les kanji (les idéogrammes chinois). 
 
Concrètement, si j'ai très vite appris à lire les trucs vraiment importants, tels que カロリゼロ(karori zero), après six mois et un premier trimestre de cours2, je commence seulement à pouvoir écrire en kana, en utilisant les trois pauvre kanjis que je sais tracer. J'arrive à rédiger des messages courts dans un japonais approximatif — en comprenant de travers une question sur deux. J'ai ainsi découvert que mon prénom, devenu Agatsu3 pour en faciliter la prononciation, peut signifier, au choix, Lune paisible ou Lune de pacotille
 
J'ai encore beaucoup de mal avec les compteurs. En japonais, on compte différemment selon la catégorie de la chose (êtres humains, animaux de compagnie, étages, minutes, âge, objets longs et plats, objets cylindriques, etc.) les nuances me semblent encore infinies et c'est parfois décourageant. Je dois aussi comprendre qu'un phonème qui se lit « fu » peut être à la fois « fu » et un son étrange, similaire à celui produit quand on souffle sur des aliments pour les refroidir.

Parce que mon niveau de japonais était en deçà du sommaire, mes premiers mois de sociabilisation ont essentiellement consisté à fréquenter des expatriés. Ce n'était pas vraiment un choix. Simplement, comme il ne me paraissait pas très professionnel de fréquenter mes élèves, les liens que j'ai pu tisser ne l'ont été qu'avec des anglophones (et quelques francophones).  

Mais les choses évoluent doucement. Il m'arrive d'apporter des explications rudimentaires en japonais à certains élèves non-anglophones. Je discute avec ma caissière au supermarché. Je lui dis, en japonais, des trucs comme : « C'est pas cher, hein dites donc ! » Elle est bon public, elle rit. Il m'arrive de voir des élèves dans un cadre non-professionnel et j'ai même expliqué à un Japonais avec qui je préparais un okonomiyaki4 qu'il était trop tôt pour le retourner ET... il était effectivement trop tôt pour le retourner.  

Santé : je comprends (vaguement) les risques et je les accepte.  

Je n'ai toujours pas la moindre idée de mon degré d'exposition aux radiations mais je suis allée à la plage (deux fois) et j'ai mangé autant de sushi que mon budget précaire me l'a permis. Je peux maintenant dire que ma préférence va à l'engawa5et que, irradié ou pas, je pourrais en manger des tonnes. 

Du coup, entre les orgies de sushi, les tempuras et le karaage6, est-ce qu'on mincit vraiment au Japon ? Honnêtement, je n'ai aucune certitude là-dessus. Mais le fait est qu'à Tokyo, une foule de restaurants offrent la possibilité de faire un vrai repas équilibré, et sinon délicieux au moins très bon, pour moins de cinq euros (chose impensable à Paris). Je ne connaissais pas mon poids initial mais depuis que j'ai découvert une balance dans ma résidence, j'ai oscillé entre 44 et 47 kilos, avec une moyenne un peu en dessous de 45 kg. Mon indice de masse corporelle se situe donc autour de 20. Je pense que c'est très bien, et que le bénéfice en revient à la rajio taisou, la gymnastique à laquelle ma télévision et moi nous astreignons tous les matins :

 

Un autre mystère de mon quotidien est d'avoir jusque-là échappé à un accident de vélo. A Tokyo, les cyclistes sont les rois du trottoir, ils frôlent les passants avec une confiance qui me paraît complètement injustifiée — considérant ma tendance aux déplacements irrationnels. En prévision du moment où l'un d'entre eux me rentrera dedans, je vais donc tous les mois payer les 1290 yens (soit 9,40€) de mon assurance santé — publique — à l'épicerie du coin. Et l'expérience me paraît encore suffisamment exotique pour ne rien trouver à y redire. 

1五反田, quartier du Sud-Est de Tokyo appartenant à l'arrondissement de Shinagawa (品川区, Shinagawa-ku)
2Des cours de japonais sont proposés gratuitement à leurs résidents par chacun des arrondissements de Tokyo. Entre mai et juillet, j'ai donc pu profiter de deux matinées par semaine de cours animés par des volontaires.
3 En katakana :アガッツ et en kanji : 安 月
4L’okonomiyaki (お好み焼き) est une sorte d'omelette dans laquelle on mélange différents ingrédients au choix. On le fait généralement cuire soi-même sur une plaque chauffante incrustée dans la table du restaurant.
5L'engawa (えんがわ), est le sushi tiré d'un poisson appelé flet (flounder en anglais). Sa chair est blanche, sa texture est généralement fondante et son goût rappelle celui de l'huile de foie de morue.
6Le karaage (から揚げ) est une technique de friture japonaise. Le plus commun reste le karaage de poulet.

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Tokyo, M+3 : état des lieux
Tokyo, M+6 : état des lieux (Partie II)

vendredi 15 août 2014

Kogaru, la cagole japonaise et quelques infos que m'envieront les bloggueuses beauté

La beauté est une affaire sérieuse. Instruments de torture rose fluo, bave d'escargot et placenta de mouton : comment résister à l'offre de produits supposés lisser/dégraisser/unifier/tonifier/blanchir/dérider les carcasses japonaises ?

En ce début d'après-midi, ma télévision s'allume sur une émission dans laquelle de délicates quadragénaires divulguent les secrets de leur apparence juvénile. La première explique recouvrir son visage de la peau du lait qu'elle vient de faire bouillir, une autre fait des demi-pointes pendant qu’elle sèche ses cheveux, la dernière se balance quotidiennement à la corde pendue au milieu de son salon sous le regard bienveillant (?) de ses enfants. Leur point commun ? Des ongles aux couleurs de l'arc-en-ciel et des lubies alimentaires perturbantes — notamment pour les invités de l’émission filmés en train de produire des EEEeehhh??!! à chacune de leurs révélations.

De l'avis général, la Japonaise a une beauté sophistiquée mais rarement sensuelle. La culture dominante promeut la discrétion et l'uniformité. D'ailleurs, en 2014, sur la plage de Kamakura (à une heure seulement de Tokyo), les autorités locales diffusent des messages indiquant que les tatouages des baigneurs devraient être dissimulés. Dans ces conditions, quel espace reste-t-il à la Japonaise pour se faire cagole ? Et d'ailleurs, qu'est-ce exactement qu'une cagole ?

Cagole /ka.ɡɔl/ féminin

(Occitanie) Fille au comportement plutôt vulgaire et souvent vêtue ou maquillée de manière outrancière attirée par les vêtements aux couleurs criardes.

(Merci Wiktionnaire)

En lutte contre un système valorisant la retenue qui a fait d'elle un être un peu trop discret à son goût, elle se redessine blonde, flamboyante et froufrouteuse. Pas forcément vulgaire, même si l'élégance est optionnelle. Le tape-à-l’œil doit primer : plusieurs couches de maquillages pour un teint maronnasse, de longs cheveux blonds soigneusement ondulés, des petits autocollants au coin de l’œil pour agrandir le regard et des lentilles supposées produire le même effet. Le succès sera total si cette dernière parvient à maintenir une voix haut perchée nasillarde. Nous y sommes : devenue kogaru (ou gyaru de l'anglais gal, girl), la cagole suprême peut partir à la conquête du 109.

Merci Google Images
Au cœur de Shibuya, le 109 est le temple du shopping pour les jeunes filles plus ou moins en fleurs, génériquement couvertes de robes roses volantées et de boucles blondes à la tenue impeccable. Ici plus qu'ailleurs, pour séduire, la femme se doit d'adopter une attitude enfantine : être gracile et user d'une voix anormalement aigüe, le tout assorti de mimiques ridicules que je finis malgré moi par singer.

En me rendant aux toilettes, j'assiste à une compétition opposant vendeuses et clientes dans l'espace boudoir. Alors que je contemple l'une d’elle faire frénétiquement danser un fer à friser au milieu de ses extensions capillaires, je réalise que de n’être là que pour uriner fait de moi une paria. Je prends donc une air inspiré pour consacrer une dizaine de secondes à remettre une couche de Labello cerise sur mes lèvres. Je ne suis pas certaine de faire illusion mais peut-être est-ce une nouvelle étape de ma transformation ? Malgré tout, je dois rester lucide : je ne serai jamais intégrée si je ne me rase pas les poils des avant-bras les codes sont par contre moins formels en ce qui concerne d'autres parties du corps habituellement dissimulées.

Je regrette parfois que nous ne fréquentions pas les mêmes cercles. Par chance, il m'arrive de vous croiser le samedi matin à Roppongi, le quartier où l'on sort [Note : On désigne les gens. Moi, je dors]. Quand je pars sur des tournages au petit jour, comment pourrais-je rester insensible à votre ballet : incapables d'avancer seules sur vos talons devenus trop hauts pour le degré d'équilibre que vous parvenez à maintenir. Je vous regarde tituber, étrangement gracieuses. Mesdemoiselles, vous ne le saurez sans doute jamais mais vous illuminez ma journée.

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samedi 9 août 2014

Voilà l'été : glaces-volcan, cigales et cafards mutants

Mushiatsui.1
Mushi-atsui.
Humide et chaud.

Au Japon plus qu'ailleurs, lorsqu'on rencontre quelqu'un à qui l'on a rien à dire, il est d'usage de parler du beau temps. Qu'il s'agisse d'un impératif social ou d'une réelle spécificité météorologique, n'importe quelle méthode de japonais parvient à placer ce double adjectif dans l'une de ses trois premières leçons. 

— Nihon no natsu wa mushiatsui desu, ne ?
Hai, totemo mushiatsui desu!2

La prophétie auto-réalisatrice est en marche. Confirmant qu'il s'agit d'un monde à part, les gaijin aiment bien se raconter des histoires qui font peur. J'ai donc été informée dès mars de la nécessité d'investir dans une lessive anti-moisissures. Selon ma source, à la belle saison, mon linge ne sécherait jamais complètement. Les faits sont un peu moins impressionnants : la mi-août approche et je n'ai pas encore la moindre moisissure à signaler et ce malgré ma fidélité à la lessive premier prix. Mais mise au diapason, j'ai moi-même interdit à mes proches de me rendre visite entre juillet et août de peur qu'ils ne succombent à la fournaise annoncée.

29° au cœur de la nuit, quelques pointes autour de 40°... même si je considère ne pas aimer la chaleur, l'été japonais m'a paru plutôt supportable. Lorsque dans la rue mon éventail ne brasse que de l'air chaud, je replonge dans les longs étés de mon adolescence dans les Pyrénées Orientales. L'ennui en moins, l'air conditionné en plus : Tokyo, c'est un peu le Prades japonais.

Les rares menaces de typhons sont tout de même susceptibles de me rappeler que je ne suis plus en France. Le premier, Neoguri a été une vraie déception, le second, Halong, présenté comme un super typhon pourrait toucher Tokyo dans les prochains jours. Je suis prête, j'ai deux parapluies.

Et parce que peu d'entre eux ont connu Prades dans les années 90, les Japonais eux-mêmes ont intégré que leur été est insupportable. Les femmes les plus âgées, portent des visières panoramiques et des gants qui remontent le long de leurs bras ; les plus jeunes tendent à se contenter de l'option ombrelle. Le Japonais passe son temps à s'éponger le front et la nuque avec des petits mouchoirs éponges (option plutôt masculine) et à se tamponner les bras avec des lingettes parfumées (options plutôt féminine) dont la publicité diffusée dans le métro vise à me convaincre que leur parfum fleuri est le dernier rempart contre la chape de plomb qui s'abat pour quelques semaines sur la ville.

Après avoir passé la matinée à ingérer des cafés frappés, l'alimentation devient un moyen comme un autre de se refroidir. Dès juin, on a vu fleurir ces petits monticules de glace pilée recouverte de sirops colorés, qui, pour la petite occidentale que je suis, n'ont pour seul intérêt que leur faux air de volcan en éruption. Je suis par contre plus sensible aux saveurs des soba et udon froides, des glaces au sésame et de celles au thé vert, mochi3 et anko4.


D'un point de vue de la faune, je croise des bêtes extraordinaires, dans le genre de ces cafards de cinq centimètres qui investissent pour quelques mois la plupart des résidences tokyoïtes. Comme je les trouve plus intrigants que dégoutants et que je sais qu'ici plus qu'ailleurs il s'agit d'une bataille perdue, nous vivons eux et moi en bonne intelligence. Quand l'un d'entre eux croise mon chemin, je détourne le regard et eux poursuivent leur route. Les cafards se cachent-ils pour mourir ? L'idée me plairait assez.

Je me méfie plus des cigales qui, dans les parcs de la ville, produisent un son électrique oppressant. La première fois que je l'ai entendu, j'ai pensé qu'il s'agissait d'une sorte de répulsif auditif à destination des chiens ou des enfants. Mais après avoir entendu ces modulations angoissantes, parfois assourdissantes, à différents endroits, j'ai dû me rendre à l'évidence : il s'agit de cigales électriques mutantes. Et à en juger par leur cri strident, elles ne nous veulent pas que du bien.

Enfin, toute péquenaude que je suis, j'ai découvert qu'à une heure à peine de la capitale, on trouve Kamakura, l'une des plus jolies stations balnéaires qu'il m'ait été donné de fréquenter. Le lieu est bucolique et le Daibutsu, un Bouddha géant, veille sur les Japonais qui s'ébrouent joyeusement sur la plage — pour certains en état d'ébriété avancé. Parmi eux, j'ai appris qu'il est de bon ton de porter un (faux ?) string dépassant de son bas de maillot de bain. Mais au risque de poursuivre dans le fashion faux pas, je réfléchis encore à quoi faire de cette information.

1蒸し暑い
2 -L'été au Japon est chaud et humide, hein ? - Oh oui, vraiment chaud et humide !
3Le mochi (もち ou )est une préparation visqueuse à base de riz gluant. Intégré dans divers plats, il est souvent consommé à l'occasion des fêtes et est à l'origine, chaque année de plusieurs décès par étouffement (la plupart du temps de personnes âgées). Ça reste l'un de mes aliments préférés ici.
4L'anko (餡子) est une pâte de haricot rouge très sucrée, elle est souvent utilisée pour fourrer les mochis.

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lundi 4 août 2014

Toilettes japonaises, je vous aime. Merci.

Et ma première exposition à Tokyo seulement cinq mois après mon arrivée — s'intitule : Toilettes ?! Les déchets humains et l'avenir de la Terre. Parce que comme l'énonce l'introduction de l'exposition présentée à ce moment au Miraikan à Odaiba1, « la défécation est une preuve de vie ». Et que la vie, c'est plutôt sympa (même s'il me semble qu'en mourant, il arrive aussi que... bref). Le musée national des sciences émergentes et de l'innovation japonais professe qu'il est temps de « parler librement et ouvertement des toilettes ». Soit.

Image de l'exposition du Miraikan


Si défécation et miction sont de bien jolis mots, je ne me souviens pas avoir été sensible à l'humour pipi-caca. Je me souviens par contre de ce petit message plein de bon sens placardé dans le bâtiment où étaient organisés les cours de sécurité routière quand j'avais une dizaine d'années. L'endroit était dédié jusque dans ses moindres recoins à l'initiation à la civilité :

« Quand tu fais pipi, si tu éclabousses, sois gentil, essuie. »

La pertinence d'un post évoquant les toilettes peut sembler discutable. D'autant que le sujet arrive assez tôt, et pas en pleine traversée du désert inspirationnel. Lors de mon premier passage à Tokyo, j'avais voulu visiter le showroom de TOTO, la marque à l'origine du Washlet2mais à la place, je m'étais perdue. Mon intérêt n'est donc pas nouveau mais le jour où je suis tombée sur un WC — public — dont la lunette était recouverte d’une moquette bleu layette, la nécessité d'évoquer le sujet s'est imposée à moi.



Gage de l’intérêt du sujet, Wikipédia consacre une longue page aux toilettes japonaises et Google me propose de parcourir quelques 32 000 entrées associées. Comment ce pays parvient-il à faire cohabiter des petits coins magnifiquement improbables, de très sommaires — ou, disons-le, complètement dégoûtantes — toilettes à-la-turque-à-la-japonaise, des lunettes ornées de moquette, et le Washlet, un WC suffisamment extraordinaire pour avoir un petit nom et dont la mission est, selon le site internet de son créateur, de révolutionner l'hygiène ?

Quand je parle des toilettes nippones que ce soit avec les autochtones ou avec des gaijins, personne ne semble indifférent : le japonais approuve, à peine surpris, mon intérêt et l'étranger se fend d'une anecdote souvent cocasse. Il m'est pour ma part arrivé d'envisager de passer une heure au petit coin à défaut de parvenir à déterminer si ce capteur de mouvement servait à activer la chasse d'eau ou à signaler que j'étais en train de faire un malaise.

Ici, on peut acheter à boire tous les 20 mètres et soulager gratuitement sa vessie tous les 50 (que ce soit dans les stations de métro, à chaque étage des depāto3 ou dans la plupart des konbini). Si l'on en croit la pyramide des besoins développée par le psychologue Abraham Maslow4, il n'y a pas grand-chose de plus cool que de pouvoir pisser n'importe où et n'importe quand. Et on s'habitue très vite à ce genre de luxes. Je passe donc mon temps à boire mais ce que j'ai gagné en confort, ma vessie l'a perdu en endurance. A Tokyo, l'incontinence me guette. 

"I couldn't use the toilet because it's too danger ... " (Image de l'exposition)

Mon intérêt m'amène à ressentir une véritable curiosité pour les toilettes de chaque endroit où je me rends. Vais-je trouver la feuille de papier toilette pliée en forme de flèche ? Y aura-t-il un détecteur de mouvement permettant de faire se lever le couvercle ou de déclencher la chasse d'eau automatiquement ? Un siège chauffant ? De la musique de princesse [sic] supposée couvrir mes bruits ? Un jeu de lumière polychrome ? Ami tokyoïte : dis-moi comment sont tes toilettes, je te dirai qui tu es.

Copyright Miraikan

L'exposition d'Odaiba m'a notamment appris que je ne dis pas assez merci à mes toilettes, que j'ai de la chance d'être encore en mesure de m'y rendre seule et de ne pas avoir à faire mes besoins dans un sac plastique. Je connais maintenant la forme de l'étron parfait et après avoir eu l'opportunité de recréer en pâte à modeler mon dernier caca, j'ai descendu un toboggan intégré à un WC géant. Enfin, j'ai écouté un concert de cuvettes de WC chantant en cœur une ode à.... à... à quoi d'ailleurs ? J'aurais parlé japonais, j'aurais pu vu vous le dire mais là, mon seul commentaire sera : Ouaiiiiiiiiis, c'était vraiment mignon !


Image de l'exposition du Miraikan



1Odaiba est une île artificielle située dans la baie de Tokyo.
2Selon le site de la marque : Le WASHLET est le produit phare de TOTO. Lancée en 1980, cette innovation a révolutionné le sanitaire dans tout le Japon. Le WASHLET a amélioré l'hygiène grâce à son système de lavage à eau chaude associé à de récents progrès dans la purification de l'air, les fonctions automatisées, etc.
3Depāto (デパート) ou depātomento sutoa (デパートメントストア), de l'anglais department store, est le terme japonais désignant les grands magasins.
4 Maslow a présenté au début des années 40 une pyramide des besoins des individus. Cette pyramide est composée de cinq étages allant de la satisfaction des besoins physiologiques (faim, soif, sexualité, respiration, sommeil, élimination) comme base de la pyramide à celle de l’accomplissement de soi. Voir plus sur Wikipédia.

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