vendredi 27 juin 2014

Rewind : Tokyo, in the mood for Love (hotel)



Lors de mon premier passage à Tokyo, j’ai mangé des sushis, photographié la foule traversant le passage piéton de Shibuya et j’ai ri des voix haut-perchées que prennent certaines Japonaises dans le but de paraître kawaii mais je suis passée à côté des love hotels (rabu hoteru en V.O.). A défaut, — et j’aurais dû comprendre à ce moment-là que mon couple bâtait de l’aile —,  j’ai passé la nuit dans un cyber café.

Pour être honnête, je pensais que la fréquentation de ce type d’établissements se limitait aux couples illégitimes, aux prostituées et aux époux fatigués pour qui la moindre sortie de route représente un moyen de sauver les meubles. Et si ces trois hypothèses justifient l’existence des 20 000 à 30 000 présents sur le territoire japonais, je pensais pouvoir me dispenser de l’expérience (comme je me suis dispensée jusque-là de l’expérience Maid Café où une serveuse-soubrette me chanterait une comptine pour que ma boisson ait meilleur goût).

Mais maintenant je le sais, c’était bête de ma part. 
Hotel Sting (Asakusa)
Quel que soit le domaine concerné, le Japon a tendance à donner dans l’extrême. Il est difficile dans ces conditions de ne pas prêter aux fantasmes et aux interrogations. De ce que j’ai pu entrapercevoir depuis mon arrivée trois mois plus tôt, il semble que l’exigence d’excellence et de conformisme qui pèse sur la population tend à faire que dans l’intimité et plus rarement à l’échelle individuelle dans la sphère publique , les individus adoptent des comportements… déroutants. Et il y a beaucoup à dire sur l’industrie du sexe nippone. Les love hotels représentent sans doute la partie la plus institutionnalisée de cette industrie. La case devrait être l'une des premières à être cochée sur la liste de choses à faire de n’importe quel touriste, qu’il ait été initialement attiré au Pays du Soleil Levant par son amour des mangas, des haïkus ou des serveuses qui vous accueillent d’un « Bienvenue à la maison, maître ! » suraigu.


J’ai donc l’intention de combler mes lacunes. Le problème est que je suis revenue seule. Il me faut donc trouver un +1 sur place, si possible du sexe opposé car ce genre d'établissements peut parfois refuser l'accès à ses chambres aux couples de même sexe. Qui plus est, être gaijin n’est pas non plus un facilitateur, la possibilité de communiquer en anglais sur place étant loin d’être garantie mais il faut savoir prendre des risques.

Mon choix se porte sur A., peut-être parce que la première fois que j’ai l’ai vu, je me suis exclamée : « Waaah, on dirait Mark Owen des Take That ! ». Lancer une recherche Google Images Mark Owen  pourrait vous rendre mon récit vraiment vivant si, à la lumière des jours qui ont suivi, je n’avais pas réalisé que A. ne ressemble pas à Mark Owen. Mais A. aime beaucoup la grammaire et corrige sans cesse mon anglais ; les voies des phéromones sont impénétrables.

Pas trop difficile à convaincre, mon nouvel ami et moi prenons rendez-vous pour aller nous balader sur la colline des love hotels située dans le quartier de Shibuya. Les love hotels, c’est un peu comme les distributeurs automatiques ou les konbinis, il y en a partout. La ville en compterait plusieurs milliers. Mais comme chacun d’entre eux est supposé avoir un univers propre, autant opter pour celui qui correspond le mieux à son humeur : univers carcéral, château de princesse ou esprit de Noël, il faut choisir… tout en gardant à l’esprit que les chambres originales sont souvent prises d’assaut et sont pour la plupart hors budget (Il faudra compter un peu plus de 90€ pour quelques heures de repos sur la fausse terrasse de la kitchissime chambre 704 de l’hôtel Emperor dans le quartier de Meguro). Pas de regret : la chambre Hello Kitty SM vue dans tous les sujets consacrés aux love hotels était située dans un hôtel qui est maintenant fermé.

Colline des love hotels, Dôgenzaka (Shibuya)
Nous voilà donc sur la colline Dôgenzaka à Shibuya. Première déception : la fameuse colline est bien moins amusante à visiter que ce que je m’imaginais. Je pensais me retrouver au Disneyland du stupre mais je retrouve à arpenter les rues de ce qui ressemble à un village européen. Ces villages un peu mort mais pas tout à fait, un peu tristes aussi. Où sont les néons multicolores ? Les bâtiments baroques et futuristes ? Les couples goguenards ?

Mis à part une ou deux exceptions, les bâtiments sont pour la plupart bas, gris et vieillots. Pas dénué d’un certain charme mais pas vraiment ce que j’attentais. Nous sommes en semaine, il est 15h, une heure que je croyais idéale pour croiser sinon des nippons illégitimes du moins des touristes lestés de leur sac à dos. Personne.




Pour la plupart, les love hotels ne sont pas vraiment extravagants. Nous entrons dans quelques-uns pour nous faire une idée de l’offre. Les chambres y sont souvent sans grand intérêt. Et même si les noms des établissements peuvent paraître exotiques : Casa Nova, Sulata, Carribean, la mise en scène est souvent inexistante, même si un certain kitsch utilisé sans discernement est presque toujours de mise.  
 
Les love hotel sont donc souvent... des hôtels. A défaut d’un coup de cœur et après avoir réalisé que ça ne serait pas forcément dans le plus impressionnant que nous trouverons le meilleur rapport/qualité prix et parce que nous n’avons pas non plus prévu de passer le reste de l’après-midi à arpenter le quartier , nous jetons notre dévolu sur le Ten-Un. Sa devanture est verte, un peu laide et il n’a pas de thématique particulière. A ce moment du récit, la thématique de notre de chambre a fini par devenir… accessoire. Nous choisissons donc presque au hasard parmi celles présentées comme disponibles sur le panneau lumineux à l’entrée.

Hotels Casa Nova et Ten-Un (Shibuya)
Située au sous-sol, toute de velours et de fioritures, elle semble plus petite que sur la photo, ce qui n’est pas sans me donner la sensation de pénétrer dans un cercueil. La porte métallique se referme sur nous. Une borne de paiement féminine se met à nous parler. Son ton est enjoué mais ferme et le fait que son discours tourne en boucle pendant que nous tentons de comprendre ce qui se passe rend le moment quelque peu angoissant. Elle nous demande de la payer. Les choses pourraient être simples mais il y a beaucoup de touches correspondant à des signes que nous ne comprenons pas. Cerise sur le gâteau, nous réalisons que nous n’avons pas assez d’espèces et que nos cartes de paiement ne passent pas.

 Chambre du Ten-Un
La porte est verrouillée. Nous sommes à l’intérieur du cercueil avec une centrale de paiement qui récite avec énergie des choses que nous ne comprenons pas. Je ris mais j’imagine que si j’avais bu, je pourrais aussi bien pleurer. A. finit par appeler la réception et, de son japonais balbutiant, explique que nous sommes enfermés sans pouvoir régler la chambre. Visiblement agacée, la personne à l’accueil vient nous libérer. Piteux, nous revenons sur nos pas pour retirer les 4500 yens (soit à peine 32 euros) demandés pour occuper la chambre entre 14h et 20h.

De retour dans le cercueil moelleux après avoir adressé un sourire désolé à la guichetière et être parvenus à faire taire la centrale de paiement, nous pouvons enfin explorer les lieux : un lit, une banquette, une bouilloire, du thé, une salle de bain et ses toilettes, brosses à dents, brosses à cheveux... bref, le contenu d'une chambre d'hôtel. Seuls les deux préservatifs déposés dans un panier en osier près du lit laissent à penser que la destination ultime du lieu n’est pas le repos (éternel). Mais s’il est supposé garantir un certain anonymat, l’endroit n’est pas exceptionnellement bien insonorisé.

Les quatre heures qui ont suivi nous appartiennent. Elles n’ont d’ailleurs fait que confirmer l’hypothèse selon laquelle la thématique du lieu n’a qu’une influence limitée sur ce qui se passe entre ses murs. Par contre, prémices à un moment léger, les déambulations à la recherche de l’hôtel et de LA chambre souvent sans intérêt autre que celui de pouvoir en salir les draps sont un excellent aphrodisiaque. Il suffit qu’elle soit juste un peu plus kitsch que le lit conjugal. Et, faites confiance aux Japonais, elle le sera. Parce que maintenant, et comme rarement, vous êtes in the mood for love.

Et parce que les perversions sexuelles nippones ne connaissent pas de limite, les plus débridés commanderont des chips, des nouilles instantanées et regarderont un porno avec mosaïque de censure.
Hotel Le Chic (Ueno)

 Cet article est d'abord paru sur le site de Gonzaï le 21 juin 2014.

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samedi 21 juin 2014

Une heure à Akihabara avec un NEET de location



Yousuke Naka a 25 ans. Il porte un costume de parfait salaryman sans avoir jamais intégré le monde de l’entreprise et, posté devant la gare d'Akihabara depuis le début du mois, il tente d’attirer le chaland en tenant une pancarte le présentant comme un NEET de location.

NEET est un acronyme anglo-saxon qui signifie non-étudiant, non-employé et non-stagiaire (Not in Education, Employment, or Training). Il est utilisé dans les administrations du Royaume Uni et de certains pays asiatiques tels que le Japon où il est le titre officiel de ceux qui, âgés de 15 à 34 ans, sont sans emploi, célibataires et non-inscrits dans un établissement scolaire. Et parce qu’ils n’ont pas vocation à travailler, les NEET ne sont pas non plus en recherche d’emploi ou d’une formation quelconque.

Le phénomène n’est pas récent et fin 2010, feu le site OWNI avait déjà traduit un billet du bloggeur japonais Tomomi Sasaki, évoquant la révolution tranquille des NEET. Au Japon, si révolution il y a, il est peu probable qu’elle soit fracassante. Et le fait est que quatre ans après la parution de l’article, l’initiative de Yousuke prête encore à sourire. Une révolution douce, on vous a dit.



Comme le montre Recruit Rhapsody, le dessin animé réalisé par Maho Yoshida, une étudiante de l’Université des Arts de Tokyo, aujourd’hui encore, la plupart des jeunes diplômés Japonais se voit contrainte de se conformer à un modèle rigide afin d’obtenir son premier emploi au sein d’une entreprise qui sera souvent celle dans laquelle elle poursuivra sa carrière. Et s’ils sont de plus en plus nombreux à partir à l’étranger pendant ou à l’issu de leurs études (notamment grâce au Visa Vacances Travail), la chose reste peu répandue. L’enjeu est donc important — sans doute trop — pour des jeunes gens qui seraient en droit de ne pas avoir de certitude quant à leur avenir professionnel.

Quelques jours en arrière, RocketNews24 consacrait l’un de ses articles à Yousuke Naka, cet entrepreneur d’un nouveau genre. Son offre ? Arpenter Akihabara avec ses clients au tarif de 1000 yens de l’heure, soit l’équivalent de 7,20€ (le même tarif horaire que l’animation de conversation en anglais qui me permet de payer mon loyer).

Le parti pris du jeune homme me touche d’autant qu’il y a peu, j’expliquais à une amie qu'il m'était difficile d'envisager un retour à Paris alors qu’à Tokyo, la vie de bohème que je mène est justifiable. Mon niveau de japonais ne me permet pas d’espérer mieux que des rentrées d’argent chaotiques. Ici, en étant précaire, je ne remets en cause le mode de vie de personne et ne heurte personne avec ma nonchalance. Mon statut devient acceptable parce que courageux.

J’avais aussi envie de parler de ce phénomène de quasi-prostitution qui tend à se développer au travers des cafés à câlins, maid café (eux aussi nés à Akihabara) et autres agences de location d’amis par lesquels les personnes vendent non pas du sexe mais des simili-sentiments. 

Et puis louer quelqu’un ça reste assez excitant parce que — mon éducation me l’a appris — c’est mal

Je contacte Yousuke via son compte Twitter. Par chance, il semble parler plus que correctement anglais, ce qui n’est pas forcément une généralité même chez les nippons de sa génération. Nous échangeons quelques messages, son ton reste formel. J’irai jusqu’à dire professionnel. Il m’apprend qu’il sera à Akihabara le lendemain après-midi mais qu’il est réservé jusqu’à 17h. Soit. Rendez-vous est donc pris le lendemain à 17h. 


Akihabara est avant tout la Mecque tokyoïtes des geeks : on y trouve une dizaine d’immeubles entièrement consacrés aux jeux, autant de magasins de produits high tech et de maid cafés, le reste étant des magasins vendant des figurines, des cartes de collection et des objets de toutes sortes à l’effigie de personnages de fiction divers et variés.

J'arrive au lieu de rendez-vous et le vois entouré de quatre de ses amis et de son dernier client, un quadragénaire corpulent tout sourire et habillé en orange. Yousuke est fluet et ses cheveux raides lui encadrent le visage finissant de lui donner l'air d'un enfant. Même s’il ne porte pas de cravate, le contraste entre ses habits sérieux et son air juvénile est frappant. Si l’on ajoute l’œuf Pokémon accroché à sa ceinture et son brassard NEET, on a une idée de ce que pourrait être la version Akihabara du Cool Biz[1].

Je me présente et découvre que Yousuke ne parle pas anglais. Ses amis qui, eux non plus, ne parlent pas vraiment anglais resteront avec nous : soutien psychologique (pour lui) et traduction approximative (pour moi). Après avoir tenté de nous rendre dans un café abordable susceptible de tous nous accueillir, nous nous retrouvons à réaliser l’interview dans la rue. Bohème, quand tu nous tiens…




J’apprends donc que Yousuke a fait des études de mécanique qu’il a poursuivi deux ans après les quatre ans prévus par le cursus traditionnel, deux années qu’il a mises à profit pour réaliser une statue de Z’Gok. Je ne connais pas personnellement cet individu mais il me montre une photo, la voici ci-dessous :

 
L’année dernière, le jeune Naka-san avait déjà tenté l’expérience dans la rue en tenant une pancarte qui disait : « un travail, s’il vous plaît »[2], sans succès. Au lieu de se résigner et parce qu’un de ses grands regrets était de ne pas être en mesure de produire quoi que ce soit, il a simplement déduit de cette expérience qu’elle manquait de performance. Il a donc développé une mise en scène certes minimaliste et une offre de services qu’il détaille sur le blog qu’il a créé.

Ses clients sont généralement assez jeunes, avec une proportion équivalente d’hommes et de femmes, parmi eux beaucoup de salarymen et d’otaku[3]. La plupart prend contact avec lui via internet, après avoir lu un article à son sujet. Ensemble, ils discutent de leur vie, Yousuke joue le guide touristique du quartier et parfois de Saitama, où il habite. Il présente aussi la NEET corporation créée fin 2013 par un certain Yujun Wakashin. Entrepreneur malin, poète ou gourou, je ne suis pas vraiment en mesure de le dire. Le fait que la NEET corporation compte aujourd’hui 160 membres et que Yousuke prévoit de s’engager plus intensément dans le recrutement de nouveaux membres — et il ne sera pas payé pour ça.

Pour le moment, ses rentrées d’argent restent insuffisantes pour vivre mais comme il habite chez ses parents, il ne s’agit que d’argent de poche. Et comme les médias parlent un peu de lui, sa mère se contente de montrer timidement son inquiétude mais il n’évoque jamais le sujet avec son père.

Aucun de ses clients ne lui a pour le moment proposé d’emploi mais une fois, l’un d’entre eux l’a invité dans un buffet à volonté super cher. C'est sa plus belle expérience. Sa pire ? Il s'est fait dragué par un garçon et à voir sa tête et celle de ses copains, il n'a pas du tout, du tout aimé ça. Bon… Il est 18h, il commence à faire quelques gouttes et notre traducteur semble exténué. Consciente que je ne tirerai pas grand-chose de plus de notre échange, je remercie tout ce petit monde de mille courbettes, donne mes 1000 yens à Yousuke et prends congés. 

Alors que certains y verront une critique aigre-douce du système, le fait de se présenter comme un non-professionnel professionnel a soulevé beaucoup de critiques parmi les lecteurs des quelques articles qui lui ont été consacré. Ces derniers diagnostiquent paresse et égo démesuré qui empêcheraient le jeune homme de se satisfaire d’un boulot non gratifiant. Je parierais plutôt sur une tentative d’échapper un marché de l’emploi qui au Japon, plus qu’ailleurs, tend à scléroser ses membres, qu’ils soient encore en recherche ou déjà actifs.

Finalement, ces NEET-là ne sont pas autant dans la critique que l’on aurait envie de le croire. En ayant vendu ses reproductions de figurines sur des sites d’enchères ou en proposant aujourd’hui son expertise en matière de cartes à collectionner, Yousuke garde l’objectif de parvenir à conjuguer sa passion et son gagne-pain. Ce n’est pas le premier à tenter l’expérience et je souhaite qu’il y en ait encore beaucoup après lui.


[1] Le Cool Biz (クール・ビズ, kurubizu) est une mesure gouvernementale japonaise incitant les salarymen à se vêtir de manière plus informelle durant l’été (sans veste ni cravate) afin de limiter l’usage des climatiseurs dans les entreprises et ainsi réduire leur consommation énergétique.

[2] En V.O, son écriteau disait : 仕事ください (shigoto kudasai).

[3]L’otaku (おたく en hiragana) est le geek à la japonaise. Sa passion (qu’elle soit pour un manga, un groupe de J-pop, un jeu vidéo ou autre), l’amène souvent à passer son temps libre dans le quartier d’Akihabara.

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